Le père Jérôme Ledoux adresse au diocèse l’hymne de ralliement que les rebelles swinguent : « Shake the devil off ». Dans le coeur du Tremé, l’église Ste Augustine dresse son modeste clocher de bois blanc au-dessus du plus ancien quartier noir des États-Unis.
Cette église catholique a été crée en 1841 pour les esclaves affranchis. C’est la plus ancienne paroisse des États-Unis pour Afro-Américains. Elle est un symbole fort pour cette communauté. Sur ses murs sont scellés des chaines et des fers rendant hommage à l’esclave inconnu. Chez les Noirs l’église est un pilier, la seule institution leur appartenant totalement (les lieux de cultes sont ségrégués) et où les individus peuvent s’exprimer librement. Toute la vie sociale est organisée autour et par l’église. Malgré le contrôle que les maitres tentent de conserver sur cette part de leur vie, les esclaves parviennent à développer une «église invisible» dont les discours et les pratiques diffèrent sensiblement de celle des Blancs. Quelques mois avant l’inauguration de l’église Ste Augustine, le 9 octobre 1842, les gens de couleur ont commencé à acheter des bancs pour que leurs familles puissent s’asseoir, et les Blancs en ont acheté encore plus. Ainsi, la guerre des bancs a commencé et a finalement été gagnée par les personnes de couleur libres qui ont donné ces bancs aux esclaves comme leur lieu de culte exclusif. Une première dans l’histoire de l’esclavage aux États-Unis !
Ce mélange de bancs a abouti à la congrégation la plus intégrée dans tout le pays : une grande rangée de gens libres de couleur, une grande rangée de blancs avec une poignée d’ethnie, et deux allées extérieures d’esclaves. Financièrement autonome, l’église Ste Augustine se plie aux exigences de l’archevêché. Grâce au vieux père Jérôme Ledoux, les messes dominicales swinguent depuis des décennies comme nulle part ailleurs.
Né en Louisiane en 1930, ses ancêtres sont créoles et il parle français, héritage de la France coloniale. J’ai un souvenir ému de la cérémonie des dimanches matin à la messe. L’accueil des paroissiens est simple et chaleureux. Tout le monde se connait, les gens se saluent et se parlent. Il flotte un délicieux air suranné qui me rappelle les gravures sépia de ma grand-mère. Le monde moderne semble s’être effacé. Les femmes portent de très jolies tenues et des chapeaux invraisemblables. Les petites filles vêtues de robes en dentelle blanche ont les cheveux tressés et fixés par des baguettes multicolores. Les hommes ont les chaussures assorties à la couleur de leur costume, mauve, jaune, violet…
Le père Ledoux prêche avec une intime conviction. La ferveur qui émane de lui se transmet directement dans l’assistance. Il chante d’une voix puissante, irrésistible, accompagné par l’orchestre, et danse, swingue, improvise, agile, plein d’énergie, de force et de souplesse avec un naturel absolu. Les voix des gospels retentissent. Le recueillement collectif est impressionnant. Les fidèles prient avec exaltation, enthousiasme. On sent une force de communion indéfinissable, remplie de joie et d’émotion.
Après le passage de l’ouragan Katrina qui a dévasté la ville le 29 août 2005, les habitants ont perdu leurs proches, leurs maisons, leur travail. Beaucoup sont partis ou ont disparu. Le père Jérôme Ledoux ne compte pas sa peine pour aider ses paroissiens en détresse ; il leur insuffle espoir. En raison des pertes matérielles énormes et d’une baisse de la population, la paroisse est devenue déficitaire, et le diocèse décide de fermer l’église Ste Augustine, malgré son soutien communautaire important. Le père Ledoux est congédié, et muté au Texas. Le quartier est abasourdi. Les paroissiens, aidés par des volontaires protestent et se barricadent dans le presbytère de l’église pour manifester contre la fermeture. De pétitions en occupation des lieux, toujours en musique, les fidèles entrent en résistance, guidés par la foi et la colère. Ils veulent sauver leur paroisse et désirent voir revenir le père Jérôme Ledoux. Celui-ci les défend avec une force tranquille. Il adresse au diocèse l’hymne de ralliement que les rebelles swinguent « Shake the devil off« . Peter Entell filme cette rébellion. Un film documentaire sur la manifestation intitulée « Shake the devil off » fait découvrir au monde les efforts de l’église Ste Augustine pour survivre. La famille Marsalis, des jazzmen de renom prennent aussi parti. Un DVD est envoyé à l’archevêché. L’ultimatum est levé. L’église Ste Augustine ne fermera pas ses portes.
En mai 2008, elle reçoit une subvention de 75 000$ de la « National Trust for Historic Préservation« and « American Express » pour l’aider à rénover la salle paroissiale historique et un centre deservices communautaires. Elle fait maintenant partie des 26 premiers sites historiques désignés par le « Louisiana African-American Heritage Trail de l’état. »
Les guides touristiques ont font une attraction incontournable. Chaque année elle accueille la messe de jazz, en conjonction avec le Festival Satchmo qui honore Louis Armstrong. En 2018, le père Ledoux a 88 ans. Il vit encore en exil au Texas. Spirit of New Orleans…